mercredi 20 mars 2013

Istanbul d'Orhan Pamuk

Istanbul n’est pas une description de la ville, encore moins un récit de voyage, ce sont essentiellement les souvenirs d’enfance d’un auteur immense, prix Nobel de littérature en 2006, dont la vie se fond et se confond avec l’histoire de sa ville natale.

Tout le livre est bercé par la mélancolie suite à la chute. Chute de l’empire ottoman et donc de sa capitale Istanbul, chute de la famille Pamuk au sens large, le père et ses deux frères dilapidant à coup de mauvaises affaires la fortune de leur père, ainsi que sur le plan nucléaire, les relations du père et de la mère se délitant progressivement durant les années de jeunesse du jeune Orhan. 

Le terme de “mélancolie” est toutefois réducteur. L’auteur explique que son pendant turc, le hüzün, “trouve son origine dans un sentiment de manque dû à notre trop grand éloignement de Dieu”. Tout sentiment de perte ou d’absence a dès lors quelque rapport avec la difficulté de se rapprocher, sinon d’une divinité, du moins d’un idéal. Le hüzün n’est donc pas un sentiment négatif, car même si l’objectif est impossible à atteindre, il est positif de tendre vers celui-ci. Cette particularité du hüzün est essentielle, car pour Orhan Pamuk ce sentiment est “intériorisé avec fierté” par les habitants d’Istanbul qui le projettent sur leur vision même de la ville. Cela relève à la fois de l’admiration et de la compassion des Stambouliotes envers leur cité et tout ce qui la forme, le Bosphore, les mosquées, les couchers de soleil et aussi bien évidemment envers eux-mêmes. 

Il est rare qu’un écrivain nous fasse autant entrer dans son intimité, non seulement par son texte, mais aussi parce que dans son édition originale comme dans sa version de poche, le lecteur découvre dans ce livre autant de visuels d’Istanbul que de photographies d’Orhan et de sa famille. L’illustration prend ici un sens tout à fait particulier et renforce à chaque page la pensée de l’auteur. Les nombreuses vues en noir et blanc d’Istanbul accentuent par exemple le sentiment du hüzün qu’il cherche à retranscrire. Des rapports se créent en outre entre les différentes photos, et ce n’est certainement pas un hasard si la première est un portrait un brin mélancolique de Pamuk enfant, la seconde une vue panoramique en noir et blanc d’Istanbul et la troisième une photo représentant Orhan mais cette fois-ci dans les bras de sa mère, sur le balcon de leur appartement et regardant la ville. Istanbul devient dans ce jeu de correspondance un lieu matriciel aussi important dans la construction de la vie de l’écrivain que sa famille elle-même. Orhan Pamuk vit d’ailleurs toujours, comme dans un jeu de cercle concentrique dont il serait le centre, dans l’immeuble familial en plein cœur d’Istanbul. 

Comme dans un conte, puisque nous sommes au pays des mille et une nuits, la destiné, qui peut s’avérer parfois tragique, est pourtant toujours contrebalancée par la face positive du hüzün. Ainsi dans le chapitre intitulé “Les bateaux qui passent sur le Bosphore, les incendies, la pauvreté, les changements de maisons et autres catastrophes”, Pamuk nous explique-t-il que la mort dans le Bosphore, plus que la découverte dans les années 70 de se jeter du haut du pont qui l’enjambe, suit une voie tout à fait particulière qui est d’y précipiter volontairement ou non sa voiture. Il rappelle d’ailleurs qu’un journal fournit à une époque un petit guide illustré expliquant comment se sortir de sa voiture si jamais celle-ci tombait dans le détroit – le problème étant que les portes d’une voiture qui s’enfonce dans l’eau ne peuvent plus s’ouvrir. Ironisant un peu sur les chances de survie, Orhan Pamuk conclue par ces mots : “Et si vous savez nager, une fois que vous aurez émergé, vous remarquerez immédiatement à quel point, malgré toute la tristesse de la ville, le Bosphore et la vie sont beaux”.

mercredi 17 octobre 2012

God bless America


Que Dieu bénisse l’Amérique, God bless America, voici le titre du pamphlet filmique trash et satyrique de Bob Goldthwait qui se propose, par l'action de ses personnages principaux, de tuer les cons. Bien évidemment ce titre est à prendre à l'exact opposé du sens qui lui est donné habituellement, ou peut-être faut-il le lire d'une autre manière. En effet, cette phrase est perpétuellement galvaudée par tous les discoureurs, politiques et autres soit disant bien pensants qui se réfugient derrière cette sentence aux accents religieux pour mieux cacher leurs multiples exactions. "Nous allons faire la guerre contre l'Irak, que Dieu bénisse l'Amérique ! Nous allons continuer à laisser les traders mettre à sac l'économie mondiale, que Dieu bénisse l'Amérique ! Nous allons persévérer dans la destruction des ressources naturelles de la planète en produisant des céréales transgéniques, en exploitant le gaz de schiste, en soutenant des régimes politiques totalitaristes dans les pays sous-développés pour profiter de leurs gisements pétroliers... Que Dieu bénisse l'Amérique !"
Mais comment contrôler les esprits d'une population qui pourraient se révéler critiques ? Il suffit d'utiliser au maximum le temps qui leur servirait normalement à la réflexion, ou tout comme le disait si bien Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, "ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Mais ce temps ne doit pas seulement servir à la publicité, il faut aller plus loin et l'abrutir le plus possible pour obtenir un peuple qui soit totalement malléable. Comme le dit Frank, le héros du film, il fallait de nouveau jeux du cirque, et voilà la télévision qui outre le matraquage publicitaire offre à voir aux spectateurs des émissions plus bêtes les unes que les autres. Flatter la bêtise est une preuve d'intelligence, et ceux qui nous "gouvernent" l'ont bien compris.  On reproduit des lynchages de personnes, et pas besoin de gladiateurs pour cela, la téléréalité ne manquent jamais de personnes étant prêtes à s'avilir rien que pour un peu de temps d'antenne. Quant au public, plus besoin d'être dans une arène et de lever ou de baisser le pouce, ce dernier sert à envoyer des sms qui scellent en quelques secondes l'existence télévisuelle de tel ou tel candidat.
God bless America n'est pas le premier film qui annonce ou montre d'où viennent ces dérives. Il y a eu notamment Le Prix du danger d'Yves Boisset ou Running Man de Paul Michael Glaser qui sur une même trame prédisaient la possible dérive des jeux télévisés en jeux du cirque ou être victorieux signifie rester en vie - est-on bien loin de cela avec des jeux comme Koh-Lanta ? Plus récemment, le film de Georges Clooney Confession d'un homme dangereux montrait comment un producteur d'émissions télévisées qui a vraiment existé, Chuck Barris, créa avec le plus profond mépris pour les candidats venant y participer certains des jeux les plus populaires du petit écran comme The Dating Game (Tournez manège en version française), et affirma être en même temps un tueur à gages pour la CIA qui se servait des voyages gagnés par les candidats dans ses émissions pour aller effectuer ses contrats, en Europe généralement. Mythomane ou non, cela montre la collusion bien connue, mais en général moins extrême, tout du moins d'après ce que l'on en sait, entre la télévision et la manipulation plus directe de la population par les services des états commettant de véritables crimes. Nous avons eu en France à peu prêt le même cas de personne avec Philippe de Dieuleveult, animateur de La Chasse au trésor et qui meurt au Zaïre dans des circonstances qui restent encore troubles. Très probable agent de la DGSE, les services secrets français, il se serait donc servi de son émission pour effectuer diverses missions à travers le monde...
Mais bon, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos deux loups qui refusent de hurler avec la meute. Frank et Roxy, une jeune lycéenne qui le rejoint dans sa croisade forcément impossible d'élimination des cons, parcourent sans véritable but les routes d'une Amérique qui, plus qu'en perte de vitesse économique, est en perte dramatique de valeurs, tout cela et pour ne point se faire remarquer au volant d'une Ford Mustang jaune canari ! Car ce film, s'il dénonce notamment les dérives de la téléréalité, ne doit pas être vu au premier degré, et les scènes les plus sanguinolentes fleurent bon la série triple Z. Le parcours des deux personnages sert en fait à introduire des moments de dialogues entre eux ou avec des tiers (collègue de bureau, présentateur télé vicieux, caméra...) qui dénoncent la bêtise de notre époque. Pourtant, et le personnage de Frank le montre bien, la limite entre lui et certains cons est parfois bien minime, et sa révolte est la réponse extrême à une situation où la plupart des gens ne font finalement que courber l'échine face à des situations qu'ils ne savent plus gérer (comme le nouveau mari de se femme avec sa propre fille).
Le film prend la connerie par tous les bouts, montre qu'elle n'épargne aucune classe sociale, et que l'on soit jeune ou vieux, riche ou pauvre, médecin ou lycéen, quand on est con, on est con comme le disait le grand Georges (Brassens, pas Clooney, je le signale pour les cons). Et parler avec un con, à part que par moment cela peut servir de défouloir, ne peut en rien le changer, outre de donner un peu plus d'eau au moulin de sa connerie. Comme je l'ai lu un jour sur le tee-shirt d'un loueur de vélos, "Je ne parle pas aux cons, ça les instruit", je suis bien d'accord avec lui.



lundi 18 juin 2012

Le chant des pistes

Étrange parcours que celui de Bruce Chatwin. Né en Angleterre en 1940, il devient au début des années 1960 expert en art chez Sotheby’s, salle de ventes mondialement connue. Des problèmes de vue interrompent sa carrière et après avoir hésité à reprendre des études en archéologie, il se met à voyager. De ses périples vont naître des récits de voyages empreints d’ethnologie et d’humanisme.
Le Chant des pistes nous entraîne à la rencontre des aborigènes d’Australie et de la tradition des walkabout. Il arrive à ceux-ci de partir un jour, de traverser la moitié de l’Australie à pied, puis de revenir à leur point de départ, presque comme si de rien n’était. Le plus étonnant étant qu’ils parcourent sans aucune carte des contrées à moitié désertiques, et qu’il ne se perdent pas. C’est parce qu’ils suivent des itinéraires chantés.
Pour comprendre ces songlines, il faut tout d’abord connaître les bases de la mythologie aborigène, qui parle « d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence ». Chaque aborigène possède un être totémique (souvent un animal, réel ou mythologique) déterminé par son lieu de naissance ou révélé à ses parents en rêve. Ainsi, lors de leurs walkabout, les aborigènes partent sur les traces de leurs ancêtres, et en chantant leur terre, ils participent ainsi à l’immanence de l’univers.
L’itinéraire s’apprend jeune, auprès de sa mère qui peut le dessiner en faisant des pointillés dans le sable (chaque point représentant un pas) puis en l’effaçant, car il possède un caractère sacré. C’est lors de cérémonies appelées corroborees que sont réalisés les véritables dessins qui représente à la fois l’être totémique et l’itinéraire. En outre, chaque aborigène se doit de posséder un tjuiringa, « plaque de forme ovale à ses extrémités, faite de pierre ou de bois de mulga, et gravée de figurations représentant les voyages de l’ancêtre du Temps du Rêve de son propriétaire ». Un homme qui n’a jamais vu son tjuringa est considéré comme un homme perdu.
Ces mystérieuses pistes, Bruce Chatwin les suit en compagnie d’Arkady, blanc australien passionné par la culture aborigène. Ce dernier les étudie pour aider à la construction d’un chemin de fer reliant Alice à Darwin, afin d’éviter les sites sacrés. Or, et c’est là qu’il y a un choc des civilisations entre les populations autochtones et celles colonisatrices du territoire, pour les aborigènes c’est le pays entier qui est sacré. L’homme est engendré du sein de la terre, espace sacré qui ne doit pas être profané, ni par une route, ni par une voie de chemin de fer et doit être seulement parcouru « d’un pas léger ». Toute terre qui n’est pas chantée est considérée comme une terre morte.
Combien de peuples peuvent se prévaloir de connaître aussi bien leur terre que les aborigènes d’Australie ? À ce titre, un des passages les plus émouvants est quand un vieil aborigène, Lympi, demande à Arkady de l’emmener en voiture à la Cycad Valley, « lieu de la plus haute importance pour son itinéraire chanté et où il ne s’était jamais rendu ». Le Rêve ou être totémique de Lympi est le dasyure, petit marsupial dont l’espèce a disparu. Alors qu’ils arrivent dans la vallée, le vieux se met à marmonner des choses à toute vitesse. Arkady comprend qu’il est sur son chemin et réduit la vitesse du véhicule à 5 km/h, la cadence d’un homme qui marche. « Instantanément Lympi accorda son rythme à celui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d’un côté et de l’autre. Le son devint une belle mélodie frémissante ; et l’on sut qu’il était le Dasyure ». 


jeudi 22 septembre 2011

Une traversée

Nous sommes partis à pied de la limite entre la Haute-Vienne et la Corrèze, d'un petit village qui s'appelle Domps. C'est un nom que j'aime bien, on dirait une onomatopée des cloches du village quand elles se mettent à sonner.
Nous avons traversé beaucoup de forêts, comme celle-ci où les troncs recouverts de mousse semblent porter de longs manteaux de peau verts.










Nous avons après Treignac, un très joli village, passé le massif des Monédières, et nous nous sommes arrêtés à un de ses points culminants à cette pierre branlante, dite Pierre des druides.


Nous avons fait de petites rencontres au cours de notre chemin. La plus petite d'entre elle était un chaton qui nous a suivi tout un moment. Nous l'avons baptisé, durant les quelques minutes de notre chemin commun, du nom du village que nous venions de traverser : Madranges.











Il était normal, en traversant la Corrèze, d'en suivre un moment le cours, et c'est ce que nous avons fait alors que notre étape nous menait en direction de Tulle.





Et bien évidemment, nombreux sont les troupeaux de belles vaches limousines que nous avons rencontrés un peu partout dans les prés.

Les paysages de cette fin d'été étaient tout simplement magnifiques, les bruyères connaissaient le moment de leur plus haute floraison, le temps était chaud et doux et nous pouvions voir au loin toutes les collines et montagnes que nous avions déjà passées.
Nos bâtons quittaient rarement nos mains, sauf au moment des pauses comme ici, au-dessus d'un cours d'eau, sur un pont où nous avons pique-niqué.

Notre dernière étape, nous la fîmes en canoë sur la Dordogne, en suivant les hérons et les martins-pêcheurs.

Beaulieu-sur-Dordogne, terme de notre périple, quand les orages menaçaient, à la limite sud de la Corrèze que nous venions donc de traverser.

lundi 2 mai 2011

Trois bio

Il y a quelques semaines, je commençais Autoportrait de l’auteur en coureur de fond d’Haruki Murakami. J’ai découvert cet auteur tardivement, il y a deux ans environ, après qu’une amie m’ait conseillé la lecture de La balade de l’impossible (à voir très bientôt sur les écrans, adapté par Trần Anh Hùng, le talentueux réalisateur d’À la verticale de l’été). Je trouvais ce roman très beau, essayais d’en lire un autre, La course au mouton sauvage dans lequel je n’entrais pas vraiment et l’abandonnais en cours de lecture pour l’offrir à quelqu’un…
Cette fois-ci je n’ai pas lâché ce petit récit qui parle de l’expérience de l’auteur en tant que coureur, mêlant à celui-ci tout plein de détails biographiques et notamment comment il en est venu à écrire après avoir tenu un club de jazz à Tokyo durant plusieurs années. Le titre de son avant-propos est en cela programmatique : « On choisit de souffrir ». Ce terme n’est pas celui d’un masochiste invétéré, mais d’une personne exigeante qui sait que pour la course comme pour l’écriture, il est question d’endurance et de labeur quotidien desquels se dégage, après des passages douloureux, le plaisir de l’accomplissement et de l’arrivée au but final. Ce qui compte, c’est la persévérance…
J’ai par hasard enchaîné sur une autre autobiographie, celle d’un guide de haute montagne dont je venais de voir un des films consacré au peuple tibétain. Raymond Renaud, originaire des Hautes-Alpes, y livre à la fois son expérience de la montagne mais aussi, de manière pudique, les souvenirs d’une enfance douloureuse qui le poursuivent longtemps au cours de sa vie d’adulte. Rapprocher son récit de ceux de deux artistes, écrivain et peintre, n’a en soi rien de saugrenu, car il s’agit bien là d’un art et de l’un de ses représentants.
Renaud ne vit pas son métier comme d’autres qui n’y voient qu’une suite de défis lancés envers la nature ou eux-mêmes : « la montagne est un monde de poésie dans lequel [il s’est] totalement fondu ». Car ce qui est important pour lui, tout autant que le but, c’est le cheminement et la façon même de se mouvoir sur la roche : « Nous touchons à l’esthétisme de l’escalade érigée subitement en une forme d’art ». Et puis il y a le courage, non pas celui qu’il faut pour gravir ou descendre une montagne, mais celui qui touche à l’abnégation quand, au péril de sa vie, il part sauver celles des autres. On peut parler bien évidemment de conscience ou de bonne conscience, mais seule la conscience qui se traduit par des actes a pour nom  le courage.
Une amie m’a conseillé ensuite la lecture de la biographie du peintre Nicolas de Staël, Le Prince foudroyé, de Laurent Greilsamer. Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu un tableau de Staël. C’était en cours d’arts plastiques, au lycée, en classe de première il me semble. Nous étions assis autour d’une grande table rectangulaire, et notre professeur nous faisait passer des reproductions, sur des feuilles volantes ou des livres, des peintres dont elle nous parlait. À cette époque, je n’aimais guère la peinture abstraite. Et je ne peux pas dire que j’ai aimé d’emblée la peinture qui m’était présentée, Le Lavandou, mais quelque chose s’était posé sur ma rétine, et je ne pouvais plus désormais m’empêcher de revenir vers cette reproduction pour la regarder. Je n’arrivais pas à déterminer si elle représentait quelque chose ou non, mais je sentais que l’assemblage même des couleurs avait un sens profond qui parlait à ma sensibilité, qui me donnait pour la première fois plus à ressentir qu’à voir.
On ne peut d’ailleurs pas vraiment parler de peinture abstraite en ce qui concerne Nicolas de Staël. Lui-même, après une incursion dans cette voie, se défendait ensuite de faire partie de cette mouvance. Ce qu’il y a d’étonnant chez lui, et qui s’est révélé à la lecture de sa vie, c’est cette insatiable soif de peinture. Il peignait non pour les autres mais pour lui, dans une sorte d’élan vital. Tellement vital qu’il en oubliait les autres fonctions qui servent tout d’abord à vivre, comme manger par exemple, et il préférait torturer ses tripes plutôt que de ne pouvoir acheter de la couleur pour ensuite la triturer sur la toile. Il est en cela l’exemple même de la passion, dans les différentes acceptions de ce terme. Passion propre à l’affect, qui se joue de l’homme et qui place, au-dessus de tout, les désirs qui débordent de lui. Passion dévorante, qui ne peut se contenter de vivre dans la mesure commune et qui porte celui qui lui est assujetti à l’autodestruction. Ainsi écrit-il, peu avant sa mort, à une ancienne amie de l’Académie des beaux-arts : « Depuis que “cela” se vend – qu’on me prend en considération – qu’on me dit sur la route de la célébrité, c’est foutu mon amie. Il n’y a plus rien. Cela se vide… J’ai perdu mon univers et mon silence. Je deviens aveugle. Ah, Dieu… revenir en arrière ! N’être personne pour les autres et tout pour moi-même… Si vous n’avez pas encore perdu votre monde  gardez-le jalousement, défendez-le contre l’envahissement ; moi, j’en crève… ».

Passion, courage, persévérance, pour arriver à devenir un grand dans son domaine, chacun nous apprend qu’il faut, à un moment ou à un autre (mais ce qui correspond finalement chez eux à un besoin, presque à une nécessité) se jeter dans le vide, en souhaitant que l’état d’apesanteur dure le plus longtemps possible…

vendredi 11 février 2011

Morgen

Il y a quelques années de cela, j’ai fait un voyage en Roumanie en « immersion » dans une famille roumaine. Au premier petit déjeuner, le père de famille m’a proposé quelque chose que je n’ai pas tout de suite compris : pálinka. Après traduction, il s’agissait d’un alcool fort, en fait l’équivalent de la fameuse "prune" de  nos campagnes qui est encore fabriquée çà et là par les derniers bouilleurs de cru. Je ne me sentais pas de refuser, et je n’ai pas été déçu car en plein mois d’août caniculaire, elle réchauffait bien !

Quelques jours plus tard, alors que l’on voyageait en faisant du camping sauvage au bord des rivières roumaines, la tradition vite instaurée voulait qu’avant chaque dîner le père de famille et moi-même partagions un verre de la dite pálinka. Un soir je lui refusais ce plaisir, je ne me souviens plus pourquoi, fatigue ou mal de tête. Ce petit homme jovial, un peu rondouillard et affable m’a alors regardé gravement en me disant : « Il faut boire, cela fait oublier la misère »…

Alors évidemment à ce mot de pálinka, prononcé dans une des premières scènes du film Morgen ("demain" en allemand) de Marian Crisan, ces souvenirs aussitôt sont remontés dans ma mémoire. Le héros, Nelu, en propose à celui qui devrait réparer son toit. Mais dans un pays comme la Roumanie, et surtout lorsque chacun se bat pour surnager au-dessus de la pauvreté, tout se monnaie d’une manière ou d’une autre. Nelu le sait bien et se méfie autant qu’il peut des personnes qui essaieraient de profiter de lui.

Yilmaz Yalcin, migrant turc dans Morgen
Vigile dans une chaîne de supermarchés discounts allemands de la petite ville frontière où il habite, on le voit tel un super-héros de pacotille enfiler à plusieurs reprises le pantalon rouge et la chemise jaune siglée "Predator Security". Déjà, dans le magasin, il aide les gens comme il peut, clients comme magasiniers. Ce qui manque à sa vie, c’est probablement cette vocation d’aide, qui va se dévoiler lorsqu’un migrant turc l’implore, sans que ni l’un ni l’autre ne parle la même langue, de l’aider à franchir la frontière pour partir rejoindre sa famille en Allemagne.

Nelu le cache tout d’abord, puis finit par aider cet étranger, véritable moulin à paroles mais qui arrive de ce fait à faire si bien comprendre sa détresse. Il ne le secoure pas "gratuitement", mais à partir du moment où il accepte l’argent de ce petit bonhomme, il se sent comme investi d’une mission. Morgen, c'est le mot leitmotiv que Nelu le roumain répète à Behran le turc, le jour d'après, celui des lendemains qui chantent, du moins faut-il l'espérer. Mais il ne s’agit pas dans ce film de montrer simplement quelqu’un venir au secours d’un autre, c’est aussi la révélation d’une amitié, d’une compréhension entre les êtres qui dépasse la parole, ce qui en soi n'a pas de prix.

On a souvent envie de rire, on rit d’ailleurs mais en étant un peu gêné, car tout le film baigne entre ces deux pôles que sont le tragique et  le ridicule. De la première à la dernière scène qui se répondent comme dans un jeu de miroirs, c’est l’absurde qui baigne la vie des personnages, qui l’acceptent car ils n’ont pas d’autre choix… Et cependant, c’est en faisant le choix d’aider un homme à franchir une frontière, en devenant hors-la-loi, que Nelu devient un héros, et se découvre un ami. Il faut croire en l’autre, c’est le seul rempart à la misère humaine…

jeudi 23 décembre 2010

Impressions d'une exposition

Cela arrive quelquefois qu’un lieu, une phrase, un geste viennent vous évoquer différentes choses et trouvent comme objets de résonance votre passé, votre expérience ou votre conscience. Cela m’est arrivé récemment en parcourant les salles de l’exposition intitulé « L’Or des Incas » qui se tient en ce moment à la pinacothèque de Paris. C’est la troisième fois, après celles sur Valadon et Utrillo il y a deux ans et celle sur Edvard Munch l’année dernière que je me rends dans ce lieu, et j’en apprécie globalement la qualité, tant sur le plan de la scénographie que sur celle des œuvres présentées.
Il y a cependant quelques maladresses dans cette dernière, comme celle commune à nombre d’expositions à l’heure actuelle qui consiste à mettre le strict minimum d’explication à côté des œuvres, cherchant à pousser ainsi le visiteur à ré-ouvrir son porte-monnaie pour avoir un audio-guide. On peut aussi critiquer la mise en place de certains objets, pour lesquels il vaut mieux faire un mètre vingt pour bien les observer, mais disons que cela a certainement été pensé pour les enfants… Certaines salles font en outre part de leur vacuité, comme celle des instruments de musiques où il y a plus de textes sur les murs que d’objets présentés, et une meilleure mise en place aurait pu éviter cela. Quant au texte, il y en a, mais essentiellement historique, pas assez concis pour être efficace et appelant le visiteur à une gymnastique, non seulement pour le voir derrière les personnes agglutinées devant, mais également pour le relier aux œuvres présentées…
Couteau rituel sicán en or
Une de mes premières impressions a été la tristesse. Je ne pouvais m’empêcher en regardant ces objets, pour beaucoup retrouvés récemment dans des sépultures et qui ont réchappé au pillage des conquistadors, de voir là, sous mes yeux, les miettes d’une civilisation détruite par l’occident, de penser que les ors qui décorent les monuments d’Espagne et d’Europe sont ceux fondus des objets et reliques de ces peuples qui ont été, pour ce précieux métal, massacrés. Notre civilisation est bien immonde…
Et puis au détour d’une salle sont venus les rituels de ces civilisations, consistant entre autre en offrandes de vêtements, de nourriture, de sacrifices humains. M’est alors revenu en mémoire cette planche des Idées noires de  Franquin. On y voit, en haut d’une pyramide, un prêtre inca massacrer des hommes les uns après les autres, sortant de leurs poitrines leurs cœurs palpitants et les présentant au dieu soleil. La conclusion de Franquin : vous savez, ce phénomène que nous appelons les éruptions solaires, en fait c’est le soleil qui dégueule en nous regardant. L’humanité, où que l’on se trouve, n’est pas toujours bien reluisante…
Entre ces impressions pourtant, émaillant toute l’exposition, un souvenir d’enfance, celui du dessin-animé Les mystérieuses cités d’or : en voyant un quipu, ces nattes tressées de nœuds et servant probablement de système de comptabilité, que seule Zia pouvait déchiffrer ; en contemplant ces objets si finement ciselés qu’ils semblent appartenir à une civilisation très avancée, comme l’empire de Mu dont Tao se disait le dernier descendant… Je sors de l’exposition avec un sentiment étrange, mélange de toutes mes impressions, une femme dans le hall appelle son fils : Esteban, viens ici !
Je souris.