mercredi 17 octobre 2012

God bless America


Que Dieu bénisse l’Amérique, God bless America, voici le titre du pamphlet filmique trash et satyrique de Bob Goldthwait qui se propose, par l'action de ses personnages principaux, de tuer les cons. Bien évidemment ce titre est à prendre à l'exact opposé du sens qui lui est donné habituellement, ou peut-être faut-il le lire d'une autre manière. En effet, cette phrase est perpétuellement galvaudée par tous les discoureurs, politiques et autres soit disant bien pensants qui se réfugient derrière cette sentence aux accents religieux pour mieux cacher leurs multiples exactions. "Nous allons faire la guerre contre l'Irak, que Dieu bénisse l'Amérique ! Nous allons continuer à laisser les traders mettre à sac l'économie mondiale, que Dieu bénisse l'Amérique ! Nous allons persévérer dans la destruction des ressources naturelles de la planète en produisant des céréales transgéniques, en exploitant le gaz de schiste, en soutenant des régimes politiques totalitaristes dans les pays sous-développés pour profiter de leurs gisements pétroliers... Que Dieu bénisse l'Amérique !"
Mais comment contrôler les esprits d'une population qui pourraient se révéler critiques ? Il suffit d'utiliser au maximum le temps qui leur servirait normalement à la réflexion, ou tout comme le disait si bien Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, "ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Mais ce temps ne doit pas seulement servir à la publicité, il faut aller plus loin et l'abrutir le plus possible pour obtenir un peuple qui soit totalement malléable. Comme le dit Frank, le héros du film, il fallait de nouveau jeux du cirque, et voilà la télévision qui outre le matraquage publicitaire offre à voir aux spectateurs des émissions plus bêtes les unes que les autres. Flatter la bêtise est une preuve d'intelligence, et ceux qui nous "gouvernent" l'ont bien compris.  On reproduit des lynchages de personnes, et pas besoin de gladiateurs pour cela, la téléréalité ne manquent jamais de personnes étant prêtes à s'avilir rien que pour un peu de temps d'antenne. Quant au public, plus besoin d'être dans une arène et de lever ou de baisser le pouce, ce dernier sert à envoyer des sms qui scellent en quelques secondes l'existence télévisuelle de tel ou tel candidat.
God bless America n'est pas le premier film qui annonce ou montre d'où viennent ces dérives. Il y a eu notamment Le Prix du danger d'Yves Boisset ou Running Man de Paul Michael Glaser qui sur une même trame prédisaient la possible dérive des jeux télévisés en jeux du cirque ou être victorieux signifie rester en vie - est-on bien loin de cela avec des jeux comme Koh-Lanta ? Plus récemment, le film de Georges Clooney Confession d'un homme dangereux montrait comment un producteur d'émissions télévisées qui a vraiment existé, Chuck Barris, créa avec le plus profond mépris pour les candidats venant y participer certains des jeux les plus populaires du petit écran comme The Dating Game (Tournez manège en version française), et affirma être en même temps un tueur à gages pour la CIA qui se servait des voyages gagnés par les candidats dans ses émissions pour aller effectuer ses contrats, en Europe généralement. Mythomane ou non, cela montre la collusion bien connue, mais en général moins extrême, tout du moins d'après ce que l'on en sait, entre la télévision et la manipulation plus directe de la population par les services des états commettant de véritables crimes. Nous avons eu en France à peu prêt le même cas de personne avec Philippe de Dieuleveult, animateur de La Chasse au trésor et qui meurt au Zaïre dans des circonstances qui restent encore troubles. Très probable agent de la DGSE, les services secrets français, il se serait donc servi de son émission pour effectuer diverses missions à travers le monde...
Mais bon, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos deux loups qui refusent de hurler avec la meute. Frank et Roxy, une jeune lycéenne qui le rejoint dans sa croisade forcément impossible d'élimination des cons, parcourent sans véritable but les routes d'une Amérique qui, plus qu'en perte de vitesse économique, est en perte dramatique de valeurs, tout cela et pour ne point se faire remarquer au volant d'une Ford Mustang jaune canari ! Car ce film, s'il dénonce notamment les dérives de la téléréalité, ne doit pas être vu au premier degré, et les scènes les plus sanguinolentes fleurent bon la série triple Z. Le parcours des deux personnages sert en fait à introduire des moments de dialogues entre eux ou avec des tiers (collègue de bureau, présentateur télé vicieux, caméra...) qui dénoncent la bêtise de notre époque. Pourtant, et le personnage de Frank le montre bien, la limite entre lui et certains cons est parfois bien minime, et sa révolte est la réponse extrême à une situation où la plupart des gens ne font finalement que courber l'échine face à des situations qu'ils ne savent plus gérer (comme le nouveau mari de se femme avec sa propre fille).
Le film prend la connerie par tous les bouts, montre qu'elle n'épargne aucune classe sociale, et que l'on soit jeune ou vieux, riche ou pauvre, médecin ou lycéen, quand on est con, on est con comme le disait le grand Georges (Brassens, pas Clooney, je le signale pour les cons). Et parler avec un con, à part que par moment cela peut servir de défouloir, ne peut en rien le changer, outre de donner un peu plus d'eau au moulin de sa connerie. Comme je l'ai lu un jour sur le tee-shirt d'un loueur de vélos, "Je ne parle pas aux cons, ça les instruit", je suis bien d'accord avec lui.



lundi 18 juin 2012

Le chant des pistes

Étrange parcours que celui de Bruce Chatwin. Né en Angleterre en 1940, il devient au début des années 1960 expert en art chez Sotheby’s, salle de ventes mondialement connue. Des problèmes de vue interrompent sa carrière et après avoir hésité à reprendre des études en archéologie, il se met à voyager. De ses périples vont naître des récits de voyages empreints d’ethnologie et d’humanisme.
Le Chant des pistes nous entraîne à la rencontre des aborigènes d’Australie et de la tradition des walkabout. Il arrive à ceux-ci de partir un jour, de traverser la moitié de l’Australie à pied, puis de revenir à leur point de départ, presque comme si de rien n’était. Le plus étonnant étant qu’ils parcourent sans aucune carte des contrées à moitié désertiques, et qu’il ne se perdent pas. C’est parce qu’ils suivent des itinéraires chantés.
Pour comprendre ces songlines, il faut tout d’abord connaître les bases de la mythologie aborigène, qui parle « d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence ». Chaque aborigène possède un être totémique (souvent un animal, réel ou mythologique) déterminé par son lieu de naissance ou révélé à ses parents en rêve. Ainsi, lors de leurs walkabout, les aborigènes partent sur les traces de leurs ancêtres, et en chantant leur terre, ils participent ainsi à l’immanence de l’univers.
L’itinéraire s’apprend jeune, auprès de sa mère qui peut le dessiner en faisant des pointillés dans le sable (chaque point représentant un pas) puis en l’effaçant, car il possède un caractère sacré. C’est lors de cérémonies appelées corroborees que sont réalisés les véritables dessins qui représente à la fois l’être totémique et l’itinéraire. En outre, chaque aborigène se doit de posséder un tjuiringa, « plaque de forme ovale à ses extrémités, faite de pierre ou de bois de mulga, et gravée de figurations représentant les voyages de l’ancêtre du Temps du Rêve de son propriétaire ». Un homme qui n’a jamais vu son tjuringa est considéré comme un homme perdu.
Ces mystérieuses pistes, Bruce Chatwin les suit en compagnie d’Arkady, blanc australien passionné par la culture aborigène. Ce dernier les étudie pour aider à la construction d’un chemin de fer reliant Alice à Darwin, afin d’éviter les sites sacrés. Or, et c’est là qu’il y a un choc des civilisations entre les populations autochtones et celles colonisatrices du territoire, pour les aborigènes c’est le pays entier qui est sacré. L’homme est engendré du sein de la terre, espace sacré qui ne doit pas être profané, ni par une route, ni par une voie de chemin de fer et doit être seulement parcouru « d’un pas léger ». Toute terre qui n’est pas chantée est considérée comme une terre morte.
Combien de peuples peuvent se prévaloir de connaître aussi bien leur terre que les aborigènes d’Australie ? À ce titre, un des passages les plus émouvants est quand un vieil aborigène, Lympi, demande à Arkady de l’emmener en voiture à la Cycad Valley, « lieu de la plus haute importance pour son itinéraire chanté et où il ne s’était jamais rendu ». Le Rêve ou être totémique de Lympi est le dasyure, petit marsupial dont l’espèce a disparu. Alors qu’ils arrivent dans la vallée, le vieux se met à marmonner des choses à toute vitesse. Arkady comprend qu’il est sur son chemin et réduit la vitesse du véhicule à 5 km/h, la cadence d’un homme qui marche. « Instantanément Lympi accorda son rythme à celui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d’un côté et de l’autre. Le son devint une belle mélodie frémissante ; et l’on sut qu’il était le Dasyure ».